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Si le toit du monde...

Dans son livre Le dérèglement du monde, Amin Maalouf parle de l’épuisement des civilisations qui semblent avoir atteint un « seuil d’incompétence morale » ; il parle de « dérèglements symétriques », comme n’étant qu’une infime partie d’un dérèglement planétaire plus global, qui menace toute l’humanité. Désordre climatique, perturbation brutale, émotions violentes, et choc post traumatique sont à la source de Et si le toit du monde pleurait, infiniment… et s’inspire d’un événement majeur que nous avons vécu au Ladakh à l’été 2010. Nous voulons partager nos perceptions, nos inquiétudes, en soulevant des questions reliées à l’engagement, la protection des frontières et du territoire et les dérèglements climatiques inattendus.Leh au Ladakh, petite ville à 3500 mètres d’altitude ou la vie s’est installée il y a des siècles, est située dans une zone désertique entre la chaîne de l’Himalaya et du Karakoram ; l’Hindus y coule au fond de vallées difficilement accessibles. Ce toit du monde protégé depuis toujours des dangers de la mousson n’est maintenant plus préservé. La haute montagne, tout comme les pôles sont les zones les plus sensibles du globe; ils sont les canaris de la planète. Faudra-t-il attendre qu’ils pleurent sans cesse pour s’en alarmer?

« Dans la nuit du 5 au 6 août 2010, un orage tonitruant résonne autour de la maison de terre, des pluies diluviennes, un sommeil agité, quelques infiltrations d’eau ... Le lendemain matin retour du soleil, mais une impression de calme étrange. Le centre ville est désert, les magasins tous fermés, je demande à une jeune fille ce qui se passe… Il y a eu une immense coulée de boue, des maisons détruites, des personnes disparues, ont ne sait pas pour nos familles. Je n’ose m’aventurer dans la zone affectée ; tout cela me semble bien trop grave. Pierre avait rendez-vous avec un cameraman Ladakhi, il ne reviendra que tard, et m’apprendra l’ampleur des dégâts; témoin du désastre qui a ravagé une partie de la ville et emporté des centaines de personnes, 200 morts, 600 disparus… Les jours suivant nous sommes bouleversés, toute la région est sinistrée, les deux seules routes d’accès au Ladakh sont bloquées car les ponts détruits. Des touristes sont évacués, nous choisissons de rester. Des réseaux d’entraide s’installent rapidement, nous sommes emmenés vers l’hôpital, une école, des maisons détruites; plusieurs journées à ramasser des tonnes de boue qui se sont infiltrées, à vider les quelques biens devant des visages décomposés, perdus…Tout autour les traces du désastre nous happent, des amas, des débris, des fragments de vie emmêlés, un chaos total. Il faudra plusieurs semaines et sans doute des années pour que le Ladakh se remette de cet événement écologique et humain sans précédent dans la région. »

Tous les jours, les médias nous martèlent d’images chocs, de messages brefs, tel que les inondations au Pakistan dont la source provient du Ladakh, en Australie, au Brésil, etc. Cela suffit-il à rendre la proximité du choc, à faire réfléchir pour changer nos habitudes de vie, nos comportements sociaux ? C’est en mettant en scène des idées non linéaires que nous allons occuper la galerie. Nous créons des variations à partir de thèmes importants pour communiquer : émouvoir sans choquer, choquer en partageant, partager en suggérant, suggérer sans dénoncer, dénoncer sans oublier, rendre vivant l’espace en parlant de mort, de troubles dans le paysage, de perturbations des systèmes climatiques, de militarisation du territoire et des liens inévitables qui nous unissent à l’environnement. « Il me semble que le moment est venu de modifier nos habitudes et nos priorités pour nous mettre plus sérieusement à l’écoute du monde où nous sommes embarqués. Parce qu’il y a plus d’étrangers en ce siècle, il n’y a plus que des « compagnons de voyage ». Que nos contemporains habitent de l’autre côté de la rue ou à l’autre bout de la terre, ils ne sont plus qu’à deux pas de chez nous ; nos comportements les affectent dans leur chair, et leurs comportements nous affectent dans la nôtre »Amin Maalouf, Le dérèglement du monde, p. 205, Grasset, 2009

Nous privilégions la lenteur, la poésie, ainsi que la suggestion de liens entre les éléments visuels et sonores mis en place dans l’espace, sous les thématiques suivantes :

Les traces dans le paysage. Même les plus beaux et les plus majestueux paysages portent en eux des marques de perturbations. Dans le cas du Ladakh, la coulée devient une allusion tangible de la précarité des lieux.

La militarisation des zones sensibles et du territoire. 150 000 militaires vivent au Ladakh et il est interdit d’y photographier les sites militaires… La dernière guerre entre l’Inde et la Chine date de 1962, où le Ladakh fût envahit. Dans tous les pays, les militaires sont déployés dans les zones frontalières sensibles pour surveiller les lignes de démarcations qui ne sont pas claires et importantes pour les ressources naturelles qu’elles recèlent.

Les traumatismes. Que nous faudra-t-il vivre pour comprendre que chacun de nos actes ont un impact sur toute l’humanité ? Quels choix dans notre pratique artistique pouvons-nous faire, pour les futurs petits enfants de Pierre, advenir, témoigner, s’impliquer, ou créer ensemble.

Par cette proposition nous partons d’un événement localisé, pour nous questionner sur des enjeux qui eux sont planétaires. Comment rester solidaire à l’autre et l’ailleurs dans nos sociétés occidentales, alors que nous sommes engagés dans une course effrénée à la consommation ? Comment réduire notre appétit matériel ou technologique, qui exerce une pression jusqu’ici inégalée sur notre écosystème ? Comment rester sensible ?

Le Ladakh était une région agricole, paisible et jusqu’ici autosuffisante. Et pourtant ces communautés veulent entrer en contact avec le monde, participer à cette aura de prospérité qui entoure le développement occidental, par des moyens technologiques, par l’accès à l’eau, à l’électricité, et un tourisme souvent dévastateur…

Voir ces populations touchées de si près et subir un désastre écologique alors que notre présence est questionnable, a eu pour effet de nous troubler au plus haut point. De là, il est facile de se demander si ce ne sont pas nos actes irresponsables, voir égoïstes qui influent sur ces drames. Comment rester solidaire, sinon créer ensemble et regarder autrement.

 

Plusieurs questions restent ouvertes.